Dossier : La gratuité scolaire au Québec

Le Québec Étudiant
Volume 01 - Numéro 02
27 septembre 1977

"Faut que ça change" - Parti Libéral (1960)

par Daniel Pauquet

En 1963, René Lévesque alors ministre des richesses naturelles sous le gouvernement libéral de Jean Lesage déclarait à l'attention du président de l'Association générale des étudiants de l'Université de Montréal (AGEUM) et du recteur de la même université que la gratuité scolaire est le meilleur moyen pour promouvoir la cause de l'éducation et assurer l'accessibilité générale à l'enseignement. A peine quelques années plus tard et toujours dans la même veine, le programme du Parti Québécois dont Monsieur Lévesque est président affirme qu'un gouvernement, du Parti Québécois s'engage à «instituer la gratuité générale des cours à tous les niveaux, étendre jusqu'à l'âge de 18 ans la période de scolarisation obligatoire et établir un système cohérent de bourses ou allocations de subsistance et éventuellement le régime du pré-salaire». Ici, il y a similitude avec le programme du Parti Libéral de 1960 qui à la veille de la révolution tranquille annonce pour l'immédiat la «gratuité scolaire à tous les niveaux de l'enseignement, y compris celui de l'université». Les intentions étaient les mêmes, est-ce qu'il en sera de même pour les réalisations?

Il ne semble pas, du moins selon le discours prononcé par le ministre de l'éducation Jacques-Yvan Morion à l'occassion de l'ouverture de la défense des crédits de l'éducation à la Commission parlementaire de l'éducation, que des changements profonds seront imprimés dans un proche avenir par le nouveau gouvernement. En effet, le ministère de l'éducation malgré les promesses électorales ne fera que continuer «à ajuster les critères de calcul des prêts et des bourses aux étudiants en vue de maintenir le niveau actuel d'accessibilité aux études» (1). Une seule lueur d'espoir demeure à travers le savant langage du ministre de l'éducation et c'est sa récente déclaration au correspondante du Québec Etudiant qui l'interrogeait sur la réalisation de la gratuité scolaire au Québec, ce à quoi Monsieur Morin a répondu «qu'il nous reste très peu à franchir sur le chemin de la gratuité complète et je pense que d'ici quelques années cette étape sera franchie». Ne croirait-on pas entendre Jean Lesage, ancien premier ministre du Québec, qui promettait aux débuts des années 1960 la gratuité scolaire pour 1972. Naturellement, son gouvernement avait demandé qu'on lui donne le temps de la réaliser!

Pourquoi la gratuité scolaire?

Dès son entrée au pouvoir au début des années '60, le gouvernement libéral de Jean Lesage entama les premières grandes transformations de notre système d'enseignement, dont le contrôle était demeuré sous le clergé catholique depuis déjà 1875 ; enfin la population du Québec allait avoir la possibilité de s'épanouir et surtout de rattraper le lourd retard qu'elle avait à l'époque sur les autres parties du Canada dont l'Ontario. Les premières années de cette décennie furent sûrement un vent frais pour chasser les relents du duplessisme. C'est ainsi que comme le dit M. David Munroe en 1975 à l'intention de l'UNESCO «des dix provinces du Canada, c'est le Québec qui a introduit, au cours des années soixante, les réformes les plus étendues dans son enseignement». (2 ) Ces réformes, c'est d'abord le rapport de la Commission Parent qui les ont orientées ; elles visaient avant tout l'extension et l'accessibilité à l'école ainsi que l'introduction d'un enseignement polyvalent permettant à la fois l'entrée d'un plus grand nombre d'étudiants aux études supérieures (formation générale et scientifique plus poussée) et l'entrée rapide sur le marché du travail d'une main-d'oeuvre qualifiée (enseignement professionnel au post-secondaire comprenant l'enseignement des techniques). Et comme le disait M. Hervé Fuyet du Conseil Exécutif du Mouvement pour une école démocratique à l'ouverture du premier colloque de cet organisme, «La réforme scolaire amorcée lors de ce qu'on a appelé la Révolution tranquille se présentait alors essentiellement comme un effort de démocratisation de l'école et de l'enseignement. Il nous apparait évident aujourd'hui que cet objectif n'a pas été atteint de façon satisfaisante. Il nous semble, cependant, que certains progrès ont été réalisés dans le sens de la démocratisation. Ainsi, en dix ans, la scolarisation a progressé de 76.3% au niveau collégial et de 77% au niveau universitaire. Les niveaux d'enseignement élémentaire et secondaire rejoignent la quasi totalité de la population éligible.» (3)

Nonobstant, l'éducation est aujourd'hui en crise. Si en premier lieu le taux élevé du chômage compromet la valeur du diplôme, il y a également, tout le problème que pose les coupes dans le budget de l'éducation au Québec. Ainsi Jean Martel du Soleil annonçait dès janvier '77 une double promotion dans les institutions collégiales, le même journaliste rencontrait le directeur du cegep de Limoilou et relatait que «selon M. Hamel, plus la clientèle augmente, plus les désavantages au plan pédagogique et parapédagogique s'amplifient». Effectivement, puisque ces dernières années, le gouvernement n'a fait que très peu d'effort pour construire de nouveaux bâtiments scolaires suite à ces coupures budgétaires, nous nous retrouvons aujourd'hui dans les classes surchauffées et cela dans plusieurs endroits. Le nouveau ministre de l'éducation allègue que la dénatalité au Québec a grandement milité en faveur de la diminution des crédits dans l'éducation. Toutefois lorsque l'on sait que seulement qu'un pourcentage réduit des étudiants au niveau secondaire accède au niveau collégial, nous sommes tout de même en droit de s'interroger sur la portée réelle de la dénatalité au niveau collégial. D'autant plus que si la dénatalité aurait réellement pour effet de provoquer la diminution des effectifs scolaires au niveau collégial ou universitaire, nous serions en droit à nous attendre que le gouvernement utilise toutes ses ressources pour améliorer la qualité de l'éducation et surtout permettre aux étudiants l'accessibilité financière à l'enseignement supérieur. Même aux Etats-Unis, le gouvernement a été obligé de rejeter certaines coupures projetées restituant ainsi 25.1 millions de dollars an budget du programme de subvention des frais de scolarité, pour l'Etat de New York.

Au Québec comme partout ailleurs au Canada, nous avons assisté à une hausse parfois effarante des frais de scolarité ; car c'est par ce moyen que les gouvernements provinciaux entendent compenser en partie les coupures réalisées depuis ces dernières années. La hausse des frais de scolarité, en plus d'être un obstacle de plus pour limiter l'accessibilité à l'enseignement postsecondaire démontre le caractère discriminatoire de notre système d'enseignement. A ce sujet, l'Americain Association of State Colleges publiait récemment un rapport dont une des conclusions majeures est que les frais de scolarité sont principalement responsables du nombre peu élevé d'étudiants provenant des classes populaires. Entre 1969 et 1973, poursuit le rapport on a enregistré une baisse de 10% dans le groupe d'âge de 18 à 24 ans des étudiants inscrits à plein temps : les revenus de leurs parents étaient inférieurs à $15,000. Ces chiffres sont aussi éloquents pour le Québec.

D'ailleurs, nous pourrons retrouver dans le manifeste d'orientation du Mouvement pour une école démocratique une introduction qui se lit comme suit : «notre école n'est pas vraiment une école de liberté et d'égalité. Ce qui nous apparaît le plus grave de ce point de vue, c'est la sélection sociale qui se réalise depuis le début du cours et qui élimine progressivement du réseau scolaire les enfants des travailleurs, de telle sorte qu'au niveau de l'enseignement supérieur ils sont scandaleusement sous-représentés». Evidemment, l'école n'est pas détachée de l'ensemble de la société, si on parle de son fonctionnement régulier ; la situation économique a visiblement été l'élément déterminant dans les compressions budgétaires exercées par nos gouvernements jusqu'à ce jour. Nous sommes à même de nous rendre compte, que ce soit vis-à-vis le chômage ou encore l'enseignement, que la crise économique actuelle a joué un rôle prépondérant dans les orientations prises par les divers palliers gouvernementaux. Comme le disait Ed Kennedy, vice-président de l'Association nationale des étudiants des Etats-Unis, suite aux gains importants réalisés dans l'Etat de New York : «les étudiants de New York sont à l'avant garde de la lutte contre les coupes dans les budgets de l'enseignement qu'on opère dans tout le pays, partie intégrante de la crise économique générale».

On se souviendra qu'en 1974, les étudiants du Québec ont organisé le plus grand mouvement de protestation jamais connu depuis la chute de l'Union générale des étudiants du Québec (1969) sur ce sujet ; c'était la lutte des prêts et bourses. Il y a à peine quelques mois, les étudiants de l'Université Laval à Québec ont également boycottés pendant près d'un mois le paiement des frais de scolarité afin de pouvoir continuer leurs études dans des conditions saines. C'est d'ailleurs la priorité que reprend l'ANEQ depuis son dernier congrès à Sherbrooke, en y incorporant la lutte contre le chômage. Pour résoudre la situation actuelle et réellement permettre l'accessibilité au plus grand nombre, le gouvernement du Parti Québécois, qui en est déjà convaincu, devra enfin réaliser la gratuité scolaire. Cependant, il doit prendre les moyens qui s'imposent et surtout puiser les ressources financières là où elles se trouvent. Il était dit plus tôt que les monopoles et les multinationales réalisent des profits énormes, pharamineux; voyons ensemble maintenant la tendance de notre régime fiscal : «en 1970, les impôts des corporations représentaient 10.8% des revenus fiscaux du Québec ($242 millions) alors que les impôts des particuliers représentaient 41.7% et la taxe de vente 44.6%». (4) Nous pouvons dire sans ambage qu'il existe un fossé profond entre les revenus de ces mêmes corporations et l'ensemble de la population du Québec et pourtant ce sont même les taxes que payent les travailleurs, les contribuables en général qui permettent aux grandes sociétés transnationales comme ITT de venir s'établir à peu de frais au Québec pour exploiter nos ressources naturelles.

Le gouvernement peut réaliser la gratuité scolaire

Comme le reconnaissait le dernier congrès le l'ANEQ, le nouveau gouvernement peut financièrement réaliser ses promesses en taxant les principaux bénéficiaires de l'enseignement supérieur, soit les monopoles et les grandes sociétés multinationales. On sait toutefois que le premier ministre René Lévesque a déclaré le 25 janvier dernier devant l'Economic Club of New York, cercle sélect des principaux magnats des entreprises transnationales et américaines, que «quant à la prise en charge d'entreprises directement par l'Etat au moyen de nationalisation, il n'en est nullement question dans notre programme». De plus, il a rajouter que «notre gouvernement n'est donc pas hostile aux capitaux étrangers et n'a pas l'intention de lutter contre l'entreprise privée». Il devient assez évident à ce chapitre que le gouvernement ne pourra vraisemblablement jamais accomplir les réformes promises s'il ne prend pas des mesures énergiques pour s'assurer que les profits énormes que réalisent ces sociétés sur le territoire québécois soient utilisés pour le développement de la nation et des services sociaux auxquels elle a droit.

D'ailleurs, voici quelques chiffres assez révélateurs sur la gravité de la situation.

De 1962 à 1968, plus de 3 milliards et demi de profits sont sortis du Québec, sous trois formes :
a) les dividendes et intérêts, qui constituent les profits nets des compagnies, et les dividendes payés aux actionnaires américains,
b) les revenus divers, qui consistent en paiements faits par les filiales d'institutions financières aux maisons-mères des Etats-Unis,
c) les royalties et redevances.

«Si on compare ce chiffre au volume total investi au Québec, on se rend compte que les compagnies américaines ont retiré 1.2 milliards de dollars de plus qu'ils n'en ont investi. «De plus, les importations de capitaux américains restent stables d'année en année. Les compagnies américaines ont de plus en plus le contrôle de tous les secteurs dont ils ont besoin au Québec et n'ont donc plus besoin d'augmenter le volume de leurs investissements. Par contre les profits qui retournent aux Etats-Unis eux, augmentent de plus en plus. Ils ont augmenté de 400% de 1946 à 1968, et continuent d'augmenter en moyenne de 14% par année. En fait, la part des profits réinvestis au Québec est minime (1.1% pour les mines).» (4) D'autre part, il est important de mentionner que les orientations adoptées dans le développement de l'éducation au Québec et au Canada en général sont largement imprimées par l'organisation de coopération et de développement économique (OCDE). Un regard bref sur la préface du rapport préparé par cet organisme sur l'éducation au Canada confirme d'ailleurs ce fait : «ce rapport (le rapport préparé par le gouvernement canadien, N.D.L.R.) de base de 750 pages témoigne du sérieux avec lequel les autorités canadiennes ont préparé cette étude. Il faut d'ailleurs noter, dans le même sens, que ces autorités ont considéré ce rapport comme leur propre examen «interne», dont l'examen par l'OCDE serait comme le pendant «externe», adoptant ainsi un point de vue qui est presque devenu une tradition dans cette activité qui incite les autorités nationales à utiliser les procédures d'examen de l'OCDE pour procéder à un auto-examen de leurs politiques d'éducation.» En France, ces politiques ont pris nom de rapport Saunier-Seite, en Ontario de rapport Henderson et au Québec de rapport Nadeau-Gtx ; partout on y note toutefois le souci des autorités gouvernementales d'introduire des contre-réformes afin de limiter l'accès à l'enseignement post-secondaire et surtout d'augmenter les coupes budgétaires au niveau de l'éducation avec pour conséquence une dégradation croissante de la qualité de l'éducation.

C'est sûrement sous ce rapport que la résolution adoptée par le Mouvement pour une école démocratique à son premier colloque en décembre 1976 prend toute son importance ; en effet le Colloque s'était alors prononcé pour «le droit pour les Québécois à une école gênée démocratiquement et libérée de l'emprise des monopoles industriels et financiers». (5)

A la croisée des chemins : un choix s'impose

Le nouveau gouvernement a affirmé à maintes reprises qu'il était le gouvernement de tous les québécois et qu'il représentait ainsi tous les intérêts dans la société. L'histoire récente du Québec nous enseigne cependant qu'il existe parfois des intérêts qui sont loin d'être convergents ; le gouvernement a donc à choisir aujourd'hui. Pour réaliser la gratuité scolaire, il doit pouvoir compter sur les ressources financières du pays, détenues par les monopoles et les multinationales et il a tout le pouvoir politique pour le faire : que ce soit par loi, décret ou autrement. Le choix est maintenant à faire.

(1) Nouveau Départ, L'éducation en 1977-78. Texte du discours de M. Jacques-Yvan Morin, Gouvernement du Québec, mai 1977.
(2) MUNROE, David. Etude de cas sur les nouveaux types de structures universitaires au Canada. DE 77. UIE, Prague 1977, p. 32
(3) FUYET, Hervé. Discours d'ouverture du colloque pour une école démocratique, Décembre 1975, Montréal
(4) Carrefour international, DOSSIER QUEBEC. no. 1, mars 1975
(5) Le Mouvement pour une école démocratique regroupe les organismes suivants : la Centrale de l'enseignement du Québec (CEQ), la Fédération nationale des enseignants québécois (FNEQ), l'Association nationale des étudiants du Québec (ANEQ), le Parti communiste du Québec (PCQ) et la Fédération des unions de familles (FUF).

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